Abel Cézar


Abel Cézar ou comment « paysager la mélancolie »[1]



Journal, février 2009, courtesy de l'artiste


« Je sais entendre

Dans les bribes de mots

Le pas brumeux

Des autres mondes,

Je sais suivre le sombre envol

Du temps,

Je sais chanter avec le vent… » [2]


Ardue est la tâche qui m’incombe de tenter de saisir l’insaisissable Abel Cézar qui se défie de toute tentative de classification, tant par ses activités multiples que dans ses œuvres ou la fugacité et l’indicible sont souverains. Tour à tour poète, photographe, commissaire d’exposition, Abel Llavall-Ubach brouille les pistes, n’appartenant à aucun de ces champs et finalement intervenant dans tous. Ce n’est pas parce qu’il y a multiples facettes qu’il y a incohérence bien au contraire, tous ses mondes se complètent et s’imbriquent : à l’absence de figures humaines dans ses photographies, Abel oppose des dialogues vifs, le plus souvent il s’agira de scènes de confrontation de couples qui ne peuvent se comprendre ou qui s’entredéchirent ou encore de monologues issus des pensées solitaires de l’artiste. Dans une écriture lapidaire qui écorche les personnages, les dialogues sont entrecoupés, rythmés par le silence. L’impossibilité de communication et l’incapacité existentielle[3] se superposent sans oublier aussi la nostalgie d’un passé qui n’a pas encore disparu.


A somewhere place, 2007-2008


Abel Cézar irréductible et indépendant donc, jeune écrivain et photographe, livre un témoignage émouvant de ses errances dans des lieux perdus aussi bien géographiquement que temporellement, ou plutôt il se joue de nous pour nous perdre car toute tentative est vaine de vouloir se situer dans le temps et dans l’espace. Ainsi dans la série This side of the blue [4], Abel Cézar nous promène dans le sud-ouest de la France pendant la période de Noël, soleil intense de rigueur et bleu d’azur, l’antithèse même d’une illustration occidentale de cette période de fin d’année, renforcée par des images de panneau indicateur qui contre toute attente n’indique aucun lieu nominativement. C’est par ce jeu qu’Abel crée un monde proche de l’absurde, un monde qui n’existe pas, un monde imaginaire pourtant bien réel, composé d’élément banals du quotidien ( café, route, maison…). Les paysages évanescent d’Abel Cézar sont empreints d’émotions, sont animés de leurs propres passions et traités tels des personnages, « comme la vie sert de vêtement à leur âme, les villes ont une figure, un regard, une voix »[5] . Sa ville de prédilection est celle qui fait l’objet de son Journal Photographique : c’est Paris et Abel de préciser dans Le nombril du monde : « Je n’ai jamais descendu, ni monté la Cinquième Avenue, je n’ai pas non plus longé la Grande Muraille. Je n’ai pas escaladé le mur de Berlin, et je n’ai pas nagé dans l’Océan Indien[…]Non je n’ai rien vu de tout cela. Mais j’ai de la chance, j’habite à Paris »[6]. Par un travail de saturation, le quotidien s’efface, s’estompe, la réalité se liquéfie pour nous livrer toute son inquiétante étrangeté. L’instabilité des décors et par la même leur fugacité provient de cet effet d’effacement, redoublé par le « hors-temps ou non-temps »[7] qui est source d’angoisse. Abel Cézar choisit les instants de la journée ou la lumière met en péril notre regard, il s’agira de l’aube ou du crépuscule, impossible de savoir, de l’hiver ou du printemps, « l’heure ou soit il est tard, soit il est encore tôt »[8] quelle importance, tout est compromis par la brume et par le grain de la photographie comme si l’image se dérobait à nos regards. La série de photographies intitulées Blindsided [9] en est la parfaite illustration, de par le titre évoquant l’angle mort et de par cette brume opaque enrobant de gris tous les éléments du paysages, ces intrus ; Abel à l’instar de Cesare Pavese « recourt à une Technique hypnotique de la contemplation, qui fige l’intrus dans un brouillard flottant et permet de ne plus le voir »[10]. Il y a bien là la volonté de heurter les sens « contre l’opacité des choses »[11] pour que le réel se vide de sa réalité concrète.


My wandering days are over


A tout cela s’ajoute l’absence, cette figure si chère à Antonioni. L’errance et la solitude, thèmes privilégiés du cinéaste sont également omniprésents dans l’œuvre d’Abel Cézar. Plus encore que l’Avventura ou l’Eclipse [12], c’est entre le film Désert rouge et l’œuvre d’Abel qu’il convient de faire une analogie. Par l’utilisation constante du brouillard et des couleurs comme métaphore des tourments intérieurs du genre humain, par la volonté de faire plier la nature et les décors urbains pour en faire des éléments si peu naturels, Abel nous plonge dans un univers surréel. Le processus de désertification aperçu dans les films d’Antonioni est poussé ici à son paroxysme, la désolation aussi. Les objets visés par l’artiste semble appartenir au passé, il sont tombés en désuétudes, toute activité semble avoir cessé depuis fort longtemps autour de ces maisons aux volets clos, ces cafés fermés, même dans la série This side of the blue, la plus lumineuse, l’austérité domine. L’ensemble photographique d’Abel Cézar ne parle que de cette figure de l’absence, l’humain était là et n’y est plus, ne reste que le témoignage du photographe sur ce qui fut.


Diptyque, sans titre


Comme nous l’avons vu plus haut, les séries de photographies sont presque toutes liées à des chansons et tirent leurs titres de références telles que Belle and Sebastian, Bon Iver ou encore Vincent Gallo, appartenant toutes au genre musical folk indé ou folk psyché. La logique voudrait que le son soit absent de l’univers photographique d’Abel dû à l’absence de toutes formes de vie et d’activité, il n’en est rien, les paysages semblent murmurer ou plutôt hurler leur silence, « ce silence si sonore »[13]. Le silence, l’impossibilité d’émettre des sons est également un élément récurrent dans les textes d’Abel Cézar : «Il m’a raccompagné jusqu’à la porte, et m’a tapé sur l’épaule./ Et moi : moi, je n’aurai rien dit »[14] ou encore « Je ne dis rien, mais essaye toutefois de faire sortir un son, ou mieux, un cri »[15]. Dans Dialogue[16], la tension des relations entre les deux personnages est ponctuée de lourds silences, ils donnent le tempo et nous font retenir notre souffle, c’est le temps de la respiration. Abel Cézar par le biais de son appareil photo entend et nous révèle les silences, prémisses des bruits à venir, tel le Kanzeon[17], il est celui qui perçoit les sons du monde. Abel « entend ce bruit avant tout le monde », ce son qui n’est encore que silence, « il l’appelle musique et sa voix s’ouvre, s’enfle, chante et se fond dans l’orchestre de l’âme du monde »[18].


I drive my friend


Depuis My wandering days are over jusqu’à la série I drive my friend sans oublier le texte intitulé Matt & Mathik , la mort est la compagne de ces promenades. I drive my friend , oui mais jusqu’à ce que la mort vienne[19], « Alors l’œil se tait »[20], le voyage touche à sa fin. Abel Cézar a marché « […]le long des rues interminables/ sous un ciel noirâtre/fendu dans le lointain/ par un horizon clair,/sous l’haleine mouillée de la pluie »[21] pour nous offrir en partage cette mélancolie ; non pas l’expression des souffrance mais bien plus une perception esthétique du monde singulière, dominée par l’impression de solitude pour le regardeur qui la contemple. Il ne s’agit pas d’une fatalité mais bien plus la possibilité de se retrouver seul pour regarder en soi-même. De même que l’aube succède au crépuscule, « La naissance et la mort mêlent leur contagion / dans les plis de la terre et du ciel confondus »[22].

Yann Perol



[1] Titre emprunté à Sylvie Triaire « Paysages de la mélancolie » in Romantisme n° 117, 2002, pp 59-75

2 Alexandre Blok, Le monde terrible, Paris Editions Gallimard, 2003, p. 295.

[3] Au sens de « l’inadaptation des personnages au monde dans lequel ils doivent vivre et aux situations qu’ils rencontrent »

[4] Titre faisant référence à l’album intitulée The Milk-Eyed Mender de Joanna Newsom. Les noms des séries photographique font référence presque systématiquement à des chansons.

5 André Suarès, Le voyage du Condottière, Paris Editions Granit, 1984, p.28.

[6] Abel Cézar, « Le nombril du monde » in Un squelette d’humanité, Paris, 200… p.

[7] Dominique Baqué, La photographie plasticienne, Paris, Editions du Regard, 1998, p. 151.

[8] Abel Cézar, « Minuit », op. cti., p.

[9] Titre faisant référence à la chanson For Emma, Forever Ago, par Bon Iver. Nous reviendrons plus tard sur l’importance de la musique et du son dans le travail d’Abel Cezar sous la forme inattendue du silence.

[10] Dominique Fernandez pour la préface de Cesare Pavese, Travailler fatigue ;La mort viendra et elle aura tes yeux, Paris, Editions Gallimard, 1969, la préface est daté de 1979, p.14.

[11] Ibid, p.12.

[12] L’Avventura est un film d’Antonioni datant de 1960, dont le scénario est construit autour de la notion de vide, pour L’Eclypse (1962) du même réalisateur, les personnages principaux disparaissent à la fin pour être remplacés par une succession de plans architecturaux déserts.

[13] Alexandre Blok, op. cit., p.37.

[14] Abel Cézar, « monologue » in op. cit., Paris, 200… p.

[15] Abel Cézar, « T’es toi chérie » in Raise Magazine, n°01, Printemps 2009, p.72.

[16] Abel Cézar, « Dialogue », in op. cit., Paris, 200.. p.

[17] Ou encore Kannon, vient de Avalokiteshvara : celui qui abaisse son regard ou encore celui qui entend les cris du monde. Emanation de la compassion de Bouddha pour sauver les êtres de la souffrance et du danger.

[18] Pierre Léon pour la préface d’ Alexandre Blok, op. cit., p.8

[19] I drive my friend, chanson de Frida Hyvönen, extraite de l’album Until death come.

[20] Ibid, p.215.

[21] Cesare Pavese, op. cit. , p.231.

[22] Paul Eluard, Derniers poèmes d’Amour, « en vertu de l’amour », Paris, Editions Seghers, 1963, p.60.