Dinos &Jake Chapman



Les frères Chapman : le clone raté

Jake & Dinos Chapman, Bring me the head of, mixed media, 1995, courtesy Chapman brothers

Dinos et Jake Chapman sont deux artistes anglais nés dans les années 1960, ils font leur apparition sur la scène internationale de l’art au milieu des années 80 avec des œuvres à mi-chemin entre la sculpture et les installations. Ils développent dans leur travail une problématique particulière et violente lié au corps. Les poupées ou mannequins qu’ils fabriquent en résine et fibre de verre présentent, grandeur nature, des créatures monstrueuses

qui sembles sorties tout droit d’un laboratoire du professeur Frankenstein. Des enfants mutants, accolés comme des siamois qui s’ébattent dans des scènes d’orgies. Comme une prolifération, les figures d’enfants fusionnent en un magma informe de morceaux de corps dotés de membres et d’organes sexuels sans aucune cohérence, comme par

contamination. Doubles têtes, doubles jambes, bras innombrables et organes sexuels masculins ou féminins qui composent les visages de ces enfants, voilà les figures « innommables »[1] et horribles que nous proposent Dinos et Jake Chapman. En opposition à l’être « normal », en référence aux monstres bicéphale qui jalonnent l’histoire de la tératologie, les frères Chapman proposent leurs clones. Leurs œuvres réveillent en chaque spectateur les angoisses que provoque l’évocation des perversions sexuelles et la violence.


courtesy chapman brothers

Les frères Chapman proposent des clones, mais ceux-ci seraient plutôt des échecs. Le clone est la manifestation du double par voie génétique ; pour Jean Baudrillard[2] il représente l'abolition de toute altérité et de tout imaginaire car à partir d'un élément on peut reproduire la totalité. « Toute l'information est contenue en chacune des parties et ainsi la totalité perd son sens, c'est aussi la fin du corps »[3]. Le corps est alors envisagé comme un stock d'informations ou chaque cellule devient une prothèse embryonnaire. C'est la formule génétique inscrite en chaque cellule qui permet de dupliquer l'individu de façon mécanique. « Le clonage est donc le dernier stade de l'histoire de la modélisation du corps, celui où, réduit à sa formule abstraite et génétique, l'individu est voué à la démultiplication sérielle »[4]. Mais avant tout, le clone permet, en se passant de « l’autre », d’aller du même au même ; les créatures des Chapman présentent des altérations de ce processus, en voulant dupliquer les corps, ils ont fusionné.

Dominique Baqué caractérise les créations des frères Chapman de « créatures barbares et inhumaines, au terrifiant carrefour de la manipulation génétique et des ratés de la nature »[5].

Les mannequins proposés par ces artistes traduisent l’échec et l’incapacité de ces nouveaux corps. Les clones « ratés » sont de par leur morphologie dans l’incapacité de se reproduire. Par la profusion des organes génitaux, toute tentative de génération d’une descendance semble vaine, ils ne peuvent que se complaire dans le schéma dont ils sont issus. Ces corps n’ont aucune autonomie, ils ne sont pas cet idéal recherché par les artistes que nous avons vu précédemment, ils contestent même l’idée d’un corps utopique permettant la réconciliation des deux sexes, ils ne sont pas non plus le corps augmenté qui assurerait la survie de l’espèce humaine ; ils sont l’excès de corps et la non viabilité. A travers leurs monstres, les Chapman manifestent le doute face à la volonté démiurgique de l’homme d’être l’auteur de sa propre évolution. « Ils introduisent ainsi une sorte de pulsion de mort par ce trop de vivant, par ces monstres dérangeants qui dérogent à la règle d’un clonage bien ordonné, un clonage qui devrait commencer par soi-même et à l’identique »[6]. Le mutant des frères Chapman neutralise toute possibilité de génération de par la profusion des organes génitaux, « il appelle peut-être encore à sa multiplication à l’identique. Mais une multiplication mécanique, artificielle, qui sort de l’humain dans l’humain dont semblent ne demeurer que ces traces, ces surplus de membres. Il y a trop d’organes (et souvent pas les bons : jambes à la place des bras, sexe à la place des fesses, sexe masculin greffé sur un corps féminin) »[7].

Le mauvais assemblage, la fusion des corps, empêche toute possibilité de connexion et de rapprochement de ces monstres. La fusion/confusion les empêche même de bouger et les pousse à leur perte. Des corps inaptes qui par le « plus », par l’excès deviennent le rien. Les corps abjects proposés par les frères Chapman renvoient à la pulsion de mort. Fruit de la science, ils sont une erreur, un genre non viable, une évolution possible de l’homme qui nie en même temps toute possibilité d’évolution.

La volonté d’être l’auteur de sa propre évolution peut conduire à ces extrêmes du corps, un cortège de créatures grotesques, stériles, anéantissant toutes possibilité d’instaurer une nouvelle norme car ces créatures sont un déraillement vers une impasse. Par le désir de sortir des normes (norme de reproduction, norme de l’évolution, norme du corps), ne reste que la mort. L’imaginaire des Chapman nous emmène vers le pire, vers l’insécurité et le risque. Ils remettent en cause « l’idée que l’individu moderne serait libéré des limites naturelles en disposant de sa matière comme il veut »[8]. Les Chapman marquent une attirance particulière pour la catastrophe et l’apocalypse en donnant systématiquement des visions cauchemardesques de l’humanité. Depuis les clones ratés jusqu’aux représentations de scènes de guerres et de tortures, ce sont toujours les actions les plus violentes et répréhensibles de l’humanité qui sont mises à l’honneur. Sans possibilité de salut, l’homme court à sa perte et cela de sa propre main. Les monstres des Chapman sont donc des icônes infâmes et abjectes qui dévoilent ce que l’humanité a de plus noir et finalement nous disent que le plus grand monstre, c’est l’homme.

La portée critique de ces œuvres est garantie par la conservation du caractère monstrueux de ces créatures, il n’y a pas chez les frères Chapman de volonté esthétique, aucune sublimation de l’horreur ne vient faire basculer le monstre dans une autre sphère. Ces œuvres sont délibérément abject et les monstres affichent ouvertement leur caractéristique hors norme. Les monstres des frères Chapman sont à la fois une négation de la norme utopique que veut instaurer le clonage comme mode de reproduction et en même temps ils sont une contestation de la norme car ils préfigurent le ratage et la non viabilité.


Yann Perol


[1] En référence à un roman de Samuel Beckett, L’Innommable, Paris, Minuit, 1953

[2] Jean Baudrillard, "Clone story ou l'enfant prothèse", Panoplies du corps, Traverses n° 14/15, Paris, Centre G. Pompidou, 1979, pp. 143-148.

[3] Idem p.145

[4] Ibid.

[5] Dominique Baqué, Mauvais Genre(s), Paris, Editions du Regard, 2002, p.151

[6] Jean-Paul Gavard-Perret, Les imaginaires du corps, Tome 2 ; Arts, sociologie, anthropologie : pour une approche interdisciplinaire du corps, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 113

[7] Idem, p.114

[8] Lydie Pearl, Corps, Art et société, op. cit., p.85