Joel-Peter Witkin


The Raft of G.W. Bush, tirage argentique, 40x60cm, 2006, © galerie Baudoin Lebon.

Joël-Peter Witkin est un artiste américain né en 1939, il sera d’abord photographe de guerre en 1961 avant de devenir artiste. Ces photographies nous mettent en présence de toutes les difformités ou malformations possibles du genre humain. Il crée des compositions très baroques à partir d’un casting de personnes handicapées qu’il met en scène avec des accessoires et le plus souvent dans un décor. Ici la monstruosité est naturelle et la norme qui est visée par ces monstres, c’est celle là même qui les marginalise.


Quels monstres ?

Le corps hors norme et défaillant est au cœur de la thématique de Joël-Peter Witkin ; ce corps différent qui, comme le dit Michel Onfray, « ne plait pas car il renvoie à des incapacités »[1]. Le rang d’œuvre d’art que Witkin donne à ses monstres lui permet de mettre en évidence l’altérité absolue, cet anti-corps non-conforme, une aberration, un écart à la nature et à la norme. Witkin est devenu « connaisseur en personnalités exceptionnelles, plus particulièrement celles qui, de par leur physique déformé ou extraordinaire, ont automatiquement une place à part, une place parmi les élus. Ce sont là ses acteurs »[2].

Les monstres sont des éléments de la composition, il y a un décalage important entre la photographie documentaire et les photographies dites « plasticiennes » de Witkin, il s’agit là d’un point essentiel de son travail qui se réfère à l’Histoire de l’Art et de la peinture en particulier[3]. Il ne s’agit pas de fiction car les monstres sont bien réels mais c’est le fait de les élever au rang d’objet d’art qui importe. Il ne s’agit aucunement d’une classification ou encore d’une compilation tératologique. Ce que cherche Witkin, c’est de « créer une famille à ces monstres »[4]. Ils sont la trace vivante du potentiel de la nature dans les infinies possibilités qu’elle propose. Par là même ils sont le symbole d’un autre monde, un ailleurs différent et caché, non pas plus loin mais à revers de notre monde, dans notre monde, c’est l’univers des rejetés, des parias et des reclus en un mot, les êtres défaillants marginalisés par notre sociètè et ses normes. Le monstre qui révulse, qui met en crise le système de références, en un mot la norme, est recherché par Witkin parce qu’il dévoile ainsi un champ de tous les possibles. Une alternative qui redéfinit les limites de mon corps par la présence de l’abjection. Cette altérité qui nous est imposée de façon violente et brutale dans les compositions de Witkin, en un condensé d’une intensité rare, nous met en péril et par là même, réfute notre habitude et nos repères.
Les monstres de Witkin sont la matérialisation de ce « n’importe quoi » que la nature explore parfois en révélant ainsi tous les possibles. Parfois, ils sont non viables car ils surpassent de trop les lois naturelles et sont alors éliminés, c’est la sélection naturelle. « Mais celle-ci, par chance a des ratés, elle laisse passer à travers ses mailles des êtres très éloignés de la norme. Les monstres n’ont pas les possibilités des êtres normaux et trouvent difficilement leur place dans les sociétés occidentales, mais il symbolisent et explorent d’autres orientations ; ils aboutissent souvent à des impasses lorsqu’ils ne sont pas viables, ils peuvent aussi découvrir de nouveaux horizons. Ils créent l’avenir»[5].
Le monde comporte le différent, l’écart à la nature auquel nous sommes trop peu souvent confrontés, que nous jugeons anormal car hors norme mais, comme le dit Laurent Jenny : « Et pas plus que nous ne devons nous réfugier dans les outres-mondes, nous ne devons abstraire quoi que ce soit de ce monde-ci, ni le bas ni le singulier ni le difforme ». Cette réflexion fait suite à l’analyse de la description que fait Montaigne d’un enfant monstrueux qu’il a pu rencontrer et observer. Loin d’un regard clinique, Montaigne décrit avec force précision cet être différent qui l’intrigue. Et Laurent Jenny d’ajouter : « le regard de Montaigne est d’une absolue clarté : ni morbide, ni honteux, ni pitoyable, mais sincèrement curieux et ouvert à ce que la nature peut produire »[6].



Joël-Peter Witkin, Leda, los angeles, 1986, © galerie Baudoin Lebon.



Processus de Création

Joël-Peter Witkin cherche les monstres par tous les moyens pour les faire entrer dans son studio et les transformer le temps de la photographie, en acteur. Pour solliciter les modèles, il écrit des lettres, il envoie des communiqués et laisse des post-scriptums dans ses monographies, il sollicite ainsi les monstres en un recrutement intensif. Dans une de ses monographies, il énumère ce qui l’intéresse : « Débiles, transsexuels avant opération, phénomènes de foire en activité ou à la retraite, personnes vivant comme des héros de bandes dessinées… individus dotés de queues, cornes, ailes, nageoire, griffes, pieds ou mains inversés, de membres éléphantesques…, individus possédant une garde-robe complète en caoutchouc…, collections privées d’instruments de torture, d’histoires d’amour, d’organes animaux, humains ou provenant de créatures étranges… Tout mythe vivant. Quiconque porte les stigmates du Christ »[7]. Les modèles viennent à lui et acceptent de suivre les indications de Witkin qui, tel un metteur en scène, les place dans un décor avec des costumes et des accessoires. Se présentent à lui des sœurs siamoises qu’il photographie en nuisette et portant un masque de carnaval, le nain qui joua le rôle d’E.T. pour Spielberg qu’il déguise avec de la dentelle, une femme cul-de-jatte qu’il pose nue sur un guéridon, une femme à barbe aveugle et son enfant aveugle…
L’artiste, dans ses compositions photographiques, reprend les thèmes de la peinture classique, les mises en scène sont totalement orchestrées par Witkin, il opère ainsi « une transfiguration théâtralisée du réel »[8]. Il retouche les photographies dans son laboratoire à coups de produits chimiques, de peinture et de griffures. Il retravaille les négatifs pendant des heures en posant une plaque de verre sur laquelle il peint avec tout ce qu’il peut trouver pour ajouter de la matière et des textures à l’image. « le travail dans la chambre noire est plus proche du dessin, du modelage grâce auquel le photographe prolonge son intervention en continuant à modifier, raffiner et redéfinir ce qu’il a vu à travers l’objectif »[9].
« Le monstre artistique »[10] présenté dans l’œuvre de Witkin peut poser des problèmes de réception par le spectateur, l’image photographique du monstre humain peut être insoutenable, c’est pourquoi Witkin rejette l’idée de photographie documentaire pour minimiser la sensation d’horreur. Il veut assumer une position totalement subjective, en transposant l’insupportable dans le monde de l’art. « C’est seulement grâce à son transfert dans une réalité différente –la dimension artistique- que la présence du monstrueux paraît possible, et on peut même affirmer qu’elle est irrémédiablement liée à une attitude subjective où la réalité est prétexte à la transposition et à la réinvention des formes »[11]. Witkin s’est déjà essayé un temps à la photographie dite « documentaire » mais celle-ci ne le satisfaisait pas. Il n’avait pas la patience d’attendre que les situations se produisent d’elles-mêmes. L’artiste provoque le moment et va jusqu’à modifier l’apparence de ses modèles, « dans la lumière souterraine de ses tableaux vivants, le photographe sculpte les merveilleux corps de ses acteurs pour qu’ils deviennent avant tout ce qu’ils sont »[12]. Dans une de ses photographies intitulée Woman with appendage (femme avec appendice), réalisée en 1988, Witkin présente une femme nue portant un masque. Cette femme est assise sur une chaise devant un tissu opaque et tient dans sa main, entre ses seins un enfant mort-né. Celui-ci semble faire partie intégrante de son corps, comme accroché à elle, en une sorte de protubérance sur sa poitrine ou encore une sœur siamoise qui ne se serait pas développée. Cette femme qui ne présente aucune altération physique devient un monstre par la mise en scène de l’artiste. Witkin, concernant cette image, tient le propos suivant : « J’ai créé un monstre prédéterminé, un jumeau parasite de son hôtesse »[13]. A l’inverse, dans une photographie de 1987 intitulée Un saint obscur, un homme victime de la thalidomide (un tranquillisant provoquant des malformations chez l’embryon), accepte de poser si Witkin lui donne une apparence humaine. Pour cela l’artiste ajoutera une prothèse de bras à son modèle ainsi qu’une cotte de maille et ne photographiera que le haut de son corps pour masquer certaines atrophies ou l’absence de certains membres.


Le monstre artistique

Il y a bien une volonté de masquage et de déformation de la part de l’artiste qui crée une œuvre allant du comique à la tragédie, du monstrueux au burlesque. La notion de grotesque est flagrante dans l’utilisation d’accessoires et de costumes. De plus Witkin pousse le jeu plus loin en proposant des recréations de tableaux célèbres tel que Les ménines de Vélasquez. Dans Les ménines de 1987, Witkin se représente dans le rôle de Vélasquez avec le visage déformé, couvert de tache d’encre. Le titre du dessin préparatoire est Moi infirme, « ce qui est une indication du désir de Witkin d’être lui-même le monstre principal, le convalescent principal de toute son œuvre, dont les acteurs ne seraient que les représentants »[14].
Witkin élabore, au travers de ses mises en scène, l’idée de « l’artistiquement monstrueux »[15]. Il veut dans ses photographies, « non pas capter le moment sublime mais créer artificiellement le moment sublime comme le fruit d’une opération intellectuelle »[16].
Witkin introduit de l’imaginaire et donne au spectateur la possibilité de jouer avec ses émotions de se construire une barrière face à l’objet observé, « l’art suppose une activité du spectateur, qui à la fois joue avec un imaginaire qu’il sait imaginaire et oublie qu’il joue »[17]. L’exhibition de monstres joue sur l’antagonisme attraction/répulsion et provoque des sentiments d’angoisse et d’anxiété, « ces émotions, la forme monstrueuse ne fait que révéler leur présence chez le sujet ; elle les réveille, leur donne l’occasion de s’exprimer ; elle ne les crée pas »[18]. Le monstre est porteur de l’abjection et lorsque nous sommes confrontés à l’abject, nous éprouvons les limites de notre corps et ainsi nous pouvons nous redéfinir et accepter les différences en nous et hors de nous. Passer au travers de l’abject c’est donner une forme à l’impossible et à l’impensable, c’est transgresser toutes les règles « car l’abjection est en somme l’autre côté des codes religieux, moraux, idéologiques, sur lesquels reposent le sommeil des individus et les accalmies des sociétés »[19].
« L’univers esthétique s’organise sous le signe du quasi, d’une croyance qui, à chaque moment, est totale et, en même temps, se sait illusoire »[20]. Witkin brouille les pistes en proposant les monstres artistiques, les monstres sont réels dans un univers imaginaire, le « quasi » devient alors difficile à situer, surtout lorsque Witkin crée des monstres fictifs ou encore lorsqu’il rend une forme humaine à des monstres réels. « L’imaginaire est là qui nous guette pour se jouer de nous qui tentons toujours de nous servir de lui comme d’un jeu »[21]. La frontière entre le « quasi » et la « réalité » s’estompe et fait naître chez le spectateur un sentiment de doute et d’angoisse. Si le spectateur n’identifie pas précisément ce qu’il regarde, le jeu avec l’imaginaire s’effondre. Et c’est l’abjection qui peut alors s’emparer totalement de lui, et le renvoyer à l’abjection de lui-même ; reconnaissons-nous un monstre imaginaire ou s’agit-il de ce monstre anormal que j’aurais pu être et qui me montre de quoi je suis fait ? L’abject « c’est ce qui perturbe une identité, un système, un ordre. Ce qui ne respecte pas les limites, les places, les règles. L’entre-deux, l’ambigu, le mixte[22] ».
Le monstre symbolise l’effondrement de toutes les valeurs, mais dans l’œuvre de Witkin, l’abject est contrôlé, car le monstre est inclus dans une mise en scène.

Witkin photographie des gens « anormaux » qui sont des êtres symboliquement éternels, « il sacralise ses sujets et les fait rentrer dans sa cosmogonie riche de vénération »[23].
Peut-être comme Tod Browning avec Freaks, il tente de les faire accepter en les montrant dans un univers où ils seront le plus à même de dévoiler ce qu’ils sont réellement. Witkin dévoile ainsi la cruauté perpétuelle dont ils sont l’objet, à cause de leur inhumaine situation ou encore à cause de ce monde « qui a honte de ce qu’il engendre, dès lors que c’est hors norme. Aussi le juge-t-on pervers de porter sur un marginal le même regard que sur tout être humain »[24].
Pour Tod Browning il s’agissait d’inclure les monstres dans un récit pour « les montrer dans leur vie quotidienne supportant stoïquement le fardeau de leur différence et le handicap de leur morphologie […] avec l’espoir que les spectateurs, d’abord effrayés ou écoeurés, se laisseraient rassurer (par les développements sur la vie privée des monstres) ou même convaincre (par l’attribution des rôles de victimes à des monstres) »[25].
Witkin, tout comme Browning, en proposant ces « beaux monstres »[26] nous permet de franchir la barrière des normes physiologiques, morales, esthétiques, il nous permet de voir la réalité se retourner comme un gant et se déployer dans tout ce qu’elle contient, nous ne faisons pas que voir les monstres, nous découvrons à travers leur univers une monstruosité bien pire, qui est celle des hommes.
[1] Michel Onfray, Périls et Colères, in catalogue du CAPC Musée d’Art Contemporain de Bordeaux; 1992. p.9
[2] Eugenia Parry Janis, Joël-Peter Witkin, Photo Poche n°49, Paris, Nathan, 1991, p.8
[3] Nous reviendrons sur ce point plus bas, dans l’analyse de la technique photographique de l’artiste.
[4] Pierre Borhan, Joël-Peter Witkin, Disciple et Maître, Paris, Marval, 2000, p.8
[5] Albert Jacquard pour la préface de : Marie-Josèphe Wolff-Quenot, Des monstres aux mythes, Paris, Editions Guy Trédaniel, 1996, p.7
[6] Laurent Jenny, L’expérience de la chute de Montaigne à Michaux, Paris, PUF, 1997, p.46
[7] Eugenia Parry Janis, Joël-Peter Witkin, op. cit., p.9
[8] Pierre Borhan, Joël-Peter Witkin, Disciple et Maître, op. cit., p.10
[9] Eugenia Parry Janis, Joël-Peter Witkin, op. cit., p.14
[10] Antonio Saura, Joël-Peter Witkin, Paris, Centre National de la Photographie, 1989, p.88
[11] Ibid.
[12] Eugenia Parry Janis, Joël-Peter Witkin, op. cit., p.10
[13] Pierre Borhan, Joël-Peter Witkin, Disciple et Maître, op. cit., p.43
[14] Eugenia Parry Janis, Joël-Peter Witkin, op. cit., p.10
[15] Antonio Saura, Joël-Peter Witkin, op.cit., p.88
[16] Idem, p.83
[17] Gilbert Lascault, Le monstre dans l’art occidental, Paris, Editions Klincksieck, 1973, p.93
[18] Idem, p.92
[19] Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, Paris, Editions du Seuil, 1980, p.246
[20] Gilbert Lascault, Le monstre dans l’art occidental, op. cit., p.93
[21] Ibid.
[22] Julia Kristeva, op. cit., p.12
[23] Pierre Borhan, Joël-Peter Witkin, Disciple et Maître, op. cit., p.10
[24] Idem., p.8
[25] Jacques Goimard, « Freaks, le jour où les maudits prirent la parole », L’avant scène, n°264, 1981, p.5
[26] Expression de Lydie Pearl dans un chapitre intitulé : « Considérations sur des beaux monstres ou la crise d’amour » in Corps Art et société, op. cit. p.113
Yann Perol